Le gouvernement savait. Le gouvernement avait promis.
Et maintenant, le gouvernement coupe.
En 2022, Québec lançait en grande pompe un projet pilote: les travailleurs de proximité. Leur mission était simple, mais essentielle : aller vers les familles isolées, celles qu’on ne voit pas, celles qui ne demandent rien parce qu’elles n’osent pas, parce qu’elles ne savent pas ou parce qu’elles n’ont plus confiance.

Trois ans plus tard, sans même attendre les résultats officiels de l’évaluation qu’il s’était engagé à considérer, le gouvernement annonce que ce projet mourra en décembre 2025. Fin de partie. Merci, bonsoir.
C’est indécent.
Comment justifier qu’on coupe dans un filet social aussi vital, sans même avoir le courage de regarder les faits en face? Comment expliquer qu’on abandonne des familles vulnérables alors que tout le monde — chercheurs, experts, Commission Laurent, organismes — s’entend pour dire que ça marche?
Un travailleur de proximité, ce n’est pas un pousseux de crayon derrière un bureau. C’est une personne qui marche dans un quartier, qui entre dans un parc, qui cogne à une porte. C’est quelqu’un qui voit ce que le système ne voit pas. Une mère dépassée qui ne sait pas vers qui se tourner pour s’en sortir. Un gamin laissé à lui-même. Une famille qui risque l’éviction parce qu’elle ne comprend pas ses droits.
Le travailleur de proximité n’accuse pas. Il tend une main. Il établit un lien de confiance. Puis il accompagne : vers une halte-garderie, un spécialiste, une maison de la famille, un organisme communautaire. Sans lui, ces situations passent sous le radar… jusqu’au jour où elles explosent en placement d’enfant, en hospitalisation, en décrochage scolaire. Et là, ça coûte une fortune au réseau.
Depuis 2022, 50 travailleurs de proximité ont été déployés dans 13 régions du Québec, dont 43 organismes communautaires Famille (OCF) et 7 centres de pédiatrie sociale. Leurs interventions ont permis à des milliers de familles de sortir de l’isolement.
Il y a cette mère qui ignorait l’existence d’une halte-garderie et qui, grâce à l’accompagnement reçu, a pu souffler un peu, reprendre ses forces et obtenir un diagnostic d’autisme pour son fils. Il y a ce père qui, menacé d’expulsion, a appris qu’il avait droit à un accompagnement juridique et qui a pu garder son logement. Il y a cet enfant dont le retard de langage a été repéré tôt, ce qui a permis d’éviter des années de difficultés scolaires.
C’est ça, le travail de proximité. Des gestes simples, mais des impacts énormes.
Et les chiffres confirment ce que les histoires racontent. En Estrie, une étude indépendante[1] a démontré que chaque dollar investi dans le travail de proximité rapporte 1,15 $ en retombées économiques pour le Québec. En 2022 seulement, cette approche a généré l’équivalent de 83 emplois et une masse salariale de plus de trois millions. Des économies concrètes ont aussi été réalisées en santé, en justice et en placements d’enfants. Bref, un filet social qui, au lieu de coûter plus, rapporte plus.
Alors, pourquoi couper?
Mettre fin à ce programme, c’est commettre deux erreurs majeures. La première, c’est abandonner des familles qui avaient commencé à faire confiance. Leur dire « on est là pour vous », puis disparaître. Briser ce lien fragile, c’est laisser des traces durables.
La deuxième, c’est perdre une expertise durement acquise. Ces travailleurs formés et engagés réorienteront leur carrière. Les organismes devront repartir de zéro. Et pendant ce temps, les familles retomberont dans l’ombre.
Ce n’est pas la première fois que ça se produit. On l’a déjà fait avec Avenir d’enfants, il y a dix ans. Résultat : on a perdu une génération de savoir-faire. Va-t-on vraiment répéter la même erreur?
La Fédération québécoise des organismes communautaires Famille (FQOCF) le dit clairement : ce projet doit être reconduit et pérennisé après décembre 2025. Pas pour un an. Pour de bon. Il doit aussi être élargi à l’ensemble des régions du Québec. Aujourd’hui, seuls 43 organismes sur 278 ont eu accès au financement. Cette iniquité est indéfendable.
Dans un contexte où les familles sont étouffées par l’inflation et la crise du logement, où nos hôpitaux débordent, où nos services sociaux craquent, couper ici n’a aucun sens. Un travailleur de proximité, c’est comme un travailleur de rue, mais pour les familles. Ça marche. Ça protège. Ça prévient.
Alors, pourquoi l’abolir?
Si on croit encore à l’équité, si on croit encore à la prévention, si on croit encore que chaque enfant mérite de grandir dans la dignité, il faut pérenniser ce projet. Parce qu’au fond, ce choix dit une seule chose : est-ce qu’on veut un Québec qui investit dans ses familles plus fragiles ou un Québec qui les abandonne?
Alex Gauthier
Directeur général
Fédération québécoise des organismes communautaires Famille (FQOCF)
Et 92 cosignataires pour cette lettre
[1] Delorme-Lajoie Consultation. «Analyse socioéconomique du projet Travailleurs de proximité en Estrie». Rapport commandé par le Réseau estrien en développement social, mai 2025.